Un séisme dévastateur en Turquie, une famine au Soudan, des inondations meurtrières en RDC, un cyclone tueur au Malawi : Les drames humains se succèdent à bonne distance de notre quotidien douillet, suscitant une émotion aussi relative qu’éphémère. Pourquoi un tel désintérêt ?
Dans un article daté de 1972, le philosophe australien Peter Singer se livre à une expérience de pensée lumineuse. Imaginez : Vous passez près d’un étang peu profond dans lequel un enfant est en train de se noyer. Quelle est votre réaction ? Vous sautez dans l’eau sans hésiter pour venir en aide à cet être innocent. Bien sûr, votre pantalon neuf risque d’en ressortir cochonné, mais qu’est-ce que la perte d’un vêtement en comparaison de la mort d’un enfant ?
Peter Singer pousse alors son raisonnement plus loin : Quelle différence y-a-t-il entre cet enfant, rencontré au hasard de votre déambulation, et les enfants affamés du Bengale et en danger de mort imminente ? Aucune, répond-il ! Leur situation n’est pas différente, et vous pouvez aussi bien les sauver. Pour cela, un chèque suffit. Simple et efficace.
Joignant les actes à la parole, Peter Singer a consacré, sa vie durant, un cinquième de ses revenus à l’aide aux plus démunis, et exhorté chacun à faire de même afin d’éradiquer l’extrême pauvreté. Son argumentation a-t-elle convaincu ? Loin s’en faut. Cinquante ans après son écrit, nous détournons toujours le regard des contrées éloignées où des enfants sont les proies de la faim et des aléas climatiques.
Comment, alors, expliquer l’asymétrie de comportement d’un même individu, témoin direct d’une noyade, ou simplement informé de la famine au Soudan ? Le concept de « situation » fournit un élément de réponse.
L’analyse de la situation
Dans la littérature, la « situation » est décrite comme un état complexe résultant de l’interaction, à un moment déterminé, d’une personne avec son environnement physique, affectif et social. La situation d’un individu détermine largement ses agissements, dans la mesure où la capacité à s’adapter à de multiples situations est essentielle à la survie. Un humain analyse ainsi en permanence son environnement, et ajuste son action en fonction des données récoltées.
Il ne fait aucun doute que la situation d’un enfant affamé au Soudan est très similaire à celle d’un enfant sur le point de se noyer dans un étang. Tout comme ce dernier, le premier est tout simplement en danger de mort. Mais la différence est ailleurs : Le sauveur potentiel se trouve, lui, dans une tout autre situation, et cela change tout. Dans le cas de l’étang, la situation du promeneur bascule brutalement au cœur d’un drame dont tous les éléments le poussent à agir. Seul en présence d’un enfant sur le point de se noyer, et en capacité immédiate de le sauver, il passe naturellement à l’action. Dans le cas des enfants au Soudan, le promeneur ne voit pas sa situation changer. Aucun basculement ne vient troubler son environnement proche, et l’inciter à l’action. Les drames qui se jouent loin, très loin, ne sont que la toile de fond de sa vie d’homme ordinaire.