Ce n’est pas une simple incitation, mais avant tout une promesse que nous fait Victor Hugo. Dans bien des cas, lorsqu’on désobéit, on finit effectivement par trouver. Mais, trouver quoi ? C’est ce que ce texte va tenter de clarifier.
Dans un premier temps, c’est généralement l’instinct qui est à l’origine d’une désobéissance. C’est, d’un côté, l’intérieur qui s’ébroue face à une injustice à l’exemple de Rosa Parks refusant son siège à une blanche en décembre 1955, défiant ainsi la loi Jim Crow. Mais c’est aussi Edward Snowden convaincu de ses responsabilités et de son devoir. Une désobéissance commence toujours par les entrailles qui murmurent « attends une petite minute… ».
Après avoir entendu l’instinct, on écoute sa tête, car désobéir c’est, dans un second temps, se poser des questions. C’est réaliser la situation. Alors que l’acteur commence à remuer de douleur sur son siège, le cobaye de l’expérience de Milgram va s’interroger sur l’objectif et les moyens de l’expérience. Pourquoi cette personne se fait-elle électrocuter ? Il va également se questionner sur son propre rôle dans cette dérangeante affaire. Que suis-je en train de faire ?
Ensuite, désobéir c’est remettre en question d’une part la règle, d’autre part sa personne. À la réception d’un ordre de mobilisation générale, tout homme ou femme appelé va, premièrement, tester le bienfondé de la guerre et de la mobilisation. Pour que le mobilisé obéisse et accepte, cette guerre doit être juste et les sacrifices en vies humaines doivent « en valoir la peine ». Deuxièmement, tout conscrit va également devoir réfléchir à son propre rôle. Qui veut-il être dans une telle situation ? Où se trouve son devoir ? C’est là que se joue généralement la bataille du consentement. Pour quelles raisons au juste, un père de famille devrait-il donner sa vie pour son pays ? Il faut aussi réussir à accommoder sa nature et ses croyances avec l’obligation de tuer intrinsèque à tout conflit. C’est probablement le chemin de pensée qu’avait parcouru Mohamed Ali avant son refus à la conscription à la guerre du Vietnam, qu’il jugeait incompatible avec ses croyances religieuses et son éthique personnelle. Désobéir, c’est donc une introspection ; c’est fouiller sa conscience.
Et désobéir, c’est trancher. C’est condamner une norme établie et simultanément affirmer ses propres valeurs. C’est prendre son courage à deux mains et défier l’autorité au nom de soi et du reste et surtout en accepter les conséquences. Désobéir en encourant une punition, c’est le témoignage d’une recherche sur soi ; sur le Bien et le Mal ; le juste et l’injuste ; le courage et la lâcheté. C’est avoir décidé de son devoir. Cambronne, qui répond « Merde ! » aux Anglais et qui en meurt instantanément foudroyé, a cherché et trouvé plus qu’un mot pour décrire son sentiment instinctif. Cambronne, en désobéissant, a cherché et s’est trouvé lui-même. Mais je laisse le lecteur le comprendre à la lecture d’un des plus beaux passages de la littérature française écrite par l’Homme Océan Victor Hugo.
« Au crépuscule, vers neuf heures du soir, au bas du plateau de Mont-Saint-Jean, il en restait un. Dans ce vallon funeste, au pied de cette pente gravie par les cuirassiers, inondée maintenant par les masses anglaises, sous les feux convergents de l’artillerie ennemie victorieuse, sous une effroyable densité de projectiles, ce carré luttait. Il était commandé par un officier obscur nommé Cambronne. A chaque décharge, le carré diminuait, et ripostait. Il répliquait à la mitraille par la fusillade, rétrécissant continuellement ses quatre murs. De loin les fuyards, s’arrêtent par moment essoufflés, écoutaient dans les ténèbres ce sombre tonnerre décroissant.
Quand cette légion ne fut plus qu’une poignée, quand leur drapeau ne fut plus qu’une loque, quand leurs fusils épuisés de balles ne furent plus que des bâtons, quand le tas de cadavres fut plus grand que le groupe vivant, il y eut parmi les vainqueurs une sorte de terreur sacrée autour de ces mourants sublimes, et l’artillerie anglaise, reprenant haleine, fit silence. Ce fut une espèce de répit. Ces combattants avaient autour d’eux comme un fourmillement de spectres, des silhouettes d’hommes à cheval, le profil noir des canons, le ciel blanc aperçu à travers les roues et les affûts ; la colossale tête de mort que les héros entrevoient toujours dans la fumée au fond de la bataille, s’avançait sur eux et les regardait. Ils purent entendre dans l’ombre crépusculaire qu’on chargeait les pièces, les mèches allumées pareilles à des yeux de tigre dans la nuit firent un cercle autour de leurs têtes, tous les boutefeus des batteries anglaises s’approchèrent des canons, et alors, ému, tenant la minute suprême suspendue au-dessus de ces hommes, un général anglais, Colville selon les uns, Maitland selon les autres, leur cria: Braves Français, rendez-vous! Cambronne répondit: Merde !
Le lecteur français voulant être respecté, le plus beau mot peut-être qu’un Français ait jamais dit ne peut lui être répété. Défense de déposer du sublime dans l’histoire.
A nos risques et périls, nous enfreignons cette défense.
Donc, parmi tous ces géants, il y eut un titan, Cambronne.
Dire ce mot, et mourir ensuite. Quoi de plus grand! car c’est mourir que de le vouloir, et ce n’est pas la faute de cet homme, si, mitraillé, il a survécu.
L’homme qui a gagné la bataille de Waterloo, ce n’est pas Napoléon en déroute, ce n’est pas Wellington pliant à quatre heures, désespéré à cinq, ce n’est pas Blücher qui ne s’est point battu; l’homme qui a gagné la bataille de Waterloo, c’est Cambronne.
Foudroyer d’un tel mot le tonnerre qui vous tue, c’est vaincre.
Faire cette réponse à la catastrophe, dire cela au destin, donner cette base au lion futur, jeter cette réplique à la pluie de la nuit, au mur traître de Hougomont, au chemin creux d’Ohain, au retard de Grouchy, à l’arrivée de Blücher, être l’ironie dans le sépulcre, faire en sorte de rester debout après qu’on sera tombé, noyer dans deux syllabes la coalition européenne, offrir aux rois ces latrines déjà connues des césars, faire du dernier des mots le premier en y mêlant l’éclair de la France, clore insolemment Waterloo par le mardi gras, compléter Léonidas par Rabelais, résumer cette victoire dans une parole suprême impossible à prononcer, perdre le terrain et garder l’histoire, après ce carnage avoir pour soi les rieurs, c’est immense.
C’est l’insulte à la foudre. Cela atteint la grandeur eschylienne.
Le mot de Cambronne fait l’effet d’une fracture. C’est la fracture d’une poitrine par le dédain; c’est le trop plein de l’agonie qui fait explosion. Qui a vaincu? Est-ce Wellington? Non. Sans Blücher il était perdu. Est-ce Blücher? Non. Si Wellington n’eût pas commencé, Blücher n’aurait pu finir. Ce Cambronne, ce passant de la dernière heure, ce soldat ignoré, cet infiniment petit de la guerre, sent qu’il y a là un mensonge, un mensonge dans une catastrophe, redoublement poignant, et, au moment où il en éclate de rage, on lui offre cette dérision, la vie! Comment ne pas bondir?
Ils sont là, tous les rois de l’Europe, les généraux heureux, les Jupiters tonnants, ils ont cent mille soldats victorieux, et derrière les cent mille, un million, leurs canons, mèche allumée, sont béants, ils ont sous leurs talons la garde impériale et la grande armée, ils viennent d’écraser Napoléon, et il ne reste plus que Cambronne; il n’y a plus pour protester que ce ver de terre. Il protestera. Alors il cherche un mot comme on cherche une épée. Il lui vient de l’écume, et cette écume, c’est le mot. Devant cette victoire prodigieuse et médiocre, devant cette victoire sans victorieux, ce désespéré se redresse; il en subit l’énormité, mais il en constate le néant; et il fait plus que cracher sur elle; et sous l’accablement du nombre, de la force et de la matière, il trouve à l’âme une expression, l’excrément. Nous le répétons. Dire cela, faire cela, trouver cela, c’est être le vainqueur. »