On s’y baigne, on la boit, on l’utilise pour se laver, produire de l’électricité, refroidir des moteurs, skier, gâcher du plâtre et même découper des tôles d’acier : L’eau nous est essentielle. Mais en quoi l’eau est-elle une chose sui generis? Une question métaphysique.
En 1973, le philosophe américain Hilary Putnam fait une expérience de pensée devenue célèbre. Imaginez : Vous voyagez dans un vaisseau spatial et atterrissez sur une planète inconnue, qui est en quelque sorte le double de la planète terre. Tout y est identique, la géographie, les individus, les langues, à un détail près, que vous ignorez : Le liquide qui tombe du ciel, irrigue la terre, forme des rivières, des lacs et des calottes glaciaires, abreuve les animaux et est à la base de toute vie, a une composition chimique XYZ, différente de H2O. Pourtant ce liquide est appelé « eau » comme sur la terre, et se comporte exactement comme le composé H2O sur terre.
Question : Dirions-nous que la substance chimique XYZ est de l’eau ?
Réponse de Putnam : Non, la substance appelée « eau » sur la planète jumelle de la terre n’est pas de l’eau. Pourquoi ? Parce qu’une substance n’est de l’eau que si elle est la « même » substance que celle que nous désignons par le terme « eau » sur terre. Qualitativement, le liquide XYZ est pourtant le « même » que l’eau au sens où il possède les mêmes propriétés. Mais numériquement il est distinct, puisque le composé chimique XYZ et le composé H2O comptent pour 2 composés et non 1. Le terme « eau » est ainsi rigidement attaché à la substance H2O, indépendamment de la connaissance que nous avons de sa formule chimique et de celle de tout autre composé.
Structure chimique et unicité
L’expérience de pensée de Putnam est troublante. Quoi ? L’eau n’est pas cette substance qui coule dans les rivières et irrigue les champs, que nous appelons tellement de nos vœux quand elle vient à manquer, et emporte tout lorsqu’elle se déchaîne ? Qu’avons-nous à faire de sa structure moléculaire, du moment qu’elle est à l’origine de toute vie animale et végétale ?
En réalité, Putnam exprime quelque chose de plus subtil : L’eau n’est pas le composé XYZ, ABCD ou autre PQRS. L’eau se différencie de tout autre chose par sa composition chimique, H2O, qui fait d’elle une chose singulière, dans le sens littéral du terme. Sa structure moléculaire H2O identifie l’eau, tout simplement, mais ne la réduit pas à une formule. L’eau est bien plus que cela, et nous en faisons chaque jour l’expérience, lorsque nous arrosons nos plantes, savourons un thé ou prenons un bain.
De même que H2O est la signature formelle de la substance eau, de même chaque être humain est pourvu d’un code génétique qui le distingue de tout autre personne. Ce code ADN permet d’identifier sans coup férir un individu, mais ne dit rien de ce qu’il est en tant qu’être humain. Sa gentillesse, la couleur de ses yeux, sa façon de s’asseoir au piano, son humour léger, font d’une personne ce qu’elle est à nos yeux, une personne unique, non pas en raison de son empreinte génétique, mais du regard que nous portons sur elle. Il en va de même avec l’eau…