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À Gaza, le temps est compté. Mais Israël reste inflexible face à la situation désastreuse de la population palestinienne. Absence de médicaments, de soins, d’abris, de vêtements chauds, et surtout, absence de pain ! En proie à la faim, les gazaouis ne peuvent plus attendre.

La sensation de faim, vous connaissez ? Ce signal si singulier de votre corps, plutôt sympathique lorsqu’un bon repas se prépare, mais qui devient vite insistant lorsque la nourriture se fait trop attendre ? Oui, cette sensation vous est connue. Ce que vous ignorez certainement, c’est l’état de faim, la condition d’un être chroniquement sous-nourri, dont l’apport calorique est insuffisant chaque jour depuis trop longtemps. C’est la condition dans laquelle la faim ne se contente plus de vous rappeler qu’il faut passer à table, mais s’empare de votre esprit, de vos forces et de votre dignité.

Pour comprendre cette prise de pouvoir de la faim sur l’être humain, nous nous tournons vers un immense philosophe, Emmanuel Kant. Kant n’a pas théorisé la faim, mais il a sa petite idée sur une certaine singularité du fonctionnement humain.

Commençons par une expérience de pensée bien utile. Un enfant passe devant un étal de pains au chocolat bien chauds. Saisi par son désir d’en manger, il en vole un subrepticement et l’avale rondement. Bien des années plus tard, il repasse devant le même étal, garni des mêmes pains au chocolat, et est saisi du même désir de se faire plaisir. Ouvrant son porte-monnaie, constatant qu’il est vide, il passe son chemin. Que s’est-il passé entretemps pour que son comportement ait ainsi changé ?

Pas de dignité sans pain !

Kant nous donne la clé. L’homme et l’enfant ont tous deux une faculté de désirer, et leurs désirs les portent vers des actions procurant du plaisir, par exemple manger un pain au chocolat. Mais l’homme, contrairement à l’enfant et aux animaux, dispose d’une autre faculté qui le rend unique en son genre : la raison pratique. La raison pratique dirige la volonté de l’homme vers ses devoirs, et fait de lui un être totalement à part, un être moral. Face au désir de manger un pain au chocolat, mais désargenté, l’homme choisit d’ignorer son désir et d’écouter sa raison pratique qui lui interdit de voler. Et c’est ainsi que l’homme acquiert la liberté ! Là où l’enfant est exclusivement soumis à ses désirs, l’homme est libre de ne pas y céder. Là où l’animal est esclave de ses appétits, l’homme est maître de sa conduite.

Alors, en quoi la condition de faim vole-t-elle à l’homme sa dignité ? Lorsque l’état de faim s’abat sur l’être humain, il anéantit toute raison pratique, toute volonté autre que le désir de manger, fut-ce en volant. La volonté ne peut plus s’exercer là où le choix se réduit à « manger ou mourir ». L’homme n’est plus un sujet de liberté, il a perdu sa dignité.

C’est ainsi que de tous temps, l’état de faim a été exploité de la plus terrible des manières : aux fins de déshumaniser l’homme en le privant de l’usage de sa liberté ultime, la liberté de dire non à ce pain au chocolat volé.

Isabelle Schönbächler

Isabelle Schönbächler est diplômée en Physique et Philosophie. Dans ses chroniques, elle mêle actualité et concepts philosophiques.

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